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  • On dédaigne ce que l'on a ; on le regrette quand on ne l'a plus

    Par exemple Madame de Villeparisis : « Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d'appartenir à la fine fleur de l'aristocratie, s'était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s'était mise à attacher de l'importance à cette situation après qu'elle l'eut perdue »

  • Séjour à Doncières

    On se demande un peu l’intérêt de cet épisode relativement long. On a vite compris que le narrateur veut se servir de son amitié avec Saint-Loup pour se rapprocher de la duchesse, peut-être obtenir de lui une invitation. D’ailleurs il le dit clairement : Si vous pouviez dire à votre tante tout le bien que vous pensez de moi, cela me ferait un grand plaisir. On a l’impression que Saint-Loup ne comprend pas vraiment cette demande, qu’il est prêt à y répondre, mais il n’en voit pas l’importance. Pour lui, c’est une tante, qu’il connaît depuis toujours. Il ne voit pas ce qu’elle a de fascinant.

    Mais ce séjour qui dure plusieurs semaines est l’occasion pour le narrateur de rencontrer les camarades de régiment de Saint-Loup. Bizarrement, celui-ci n’est que sous-officier, à son âge, sans doute guère plus que sergent. On a bien du mal à croire qu’avec toutes ses relations et son niveau social, il en soit réduit à ce grade très subalterne. Jusqu’à très récemment, tout jeune homme de bonne famille se devait de faire son service militaire comme aspirant. D’ailleurs, on ne sait pas pourquoi Saint-Loup est à ce régiment. Il y fait son service, ou est-ce un choix de carrière, dans ce cas au-delà du médiocre.

    Bizarrement, on passe de nombreuses pages à parler stratégie militaire. En fait c’est Saint-Loup qui expose ses idées sur le sujet. Mais, quand il parle d’Ulm, de Rivoli ou de Cannes, il en parle comme un officier qui aurait fait Saint-Cyr, formé pour un futur grade de général. Comment un simple sergent pourrait-il s’exprimer tel un stratège à la tête d’une armée, alors qu’il ne commande qu’une dizaine d’hommes. Apparemment, cet épisode aurait été écrit pendant la guerre (vers 1916), il reprendrait des écrits de l’époque. La tonalité générale est que le général en chef, sait très bien ce qu’il fait, qu’il prévoit presque tout et qu’il y a peu d’impondérables. Quand la bataille est finie, elle est facile à décoder pour les connaisseurs. Ce qui est exactement le contraire de ce qu’affirment les théoriciens, de Clausewitz à de Gaulle qui insistent au contraire sur le caractère contingent de la guerre, de son imprévu. Tolstoï était excessif en écrivant que le général, et même l’empereur n’était pour rien dans ses victoires, dues soit au hasard soit à un enchaînement mécanique de circonstances non maîtrisées. Saint-Loup, et Proust avec lui, se méprennent en affirmant que la bataille est sous contrôle et parfaitement prévue et déchiffrée par le général en chef. En tous cas, on a du mal à comprendre l’intérêt de toutes ces pages au milieu de la Recherche. Elles ne serviront plus et n’amènent rien. Inversement, les pages sur l’affaire Dreyfus sont tout à fait à leur place. L’affaire va être en arrière-plan de toutes les discussions politiques et même mondaines des années à venir. Il est donc tout à fait pertinent de commencer à la présenter, à installer les deux camps, à recruter Saint-Loup parmi les dreyfusards quand toute sa famille et tout son milieu sont encore du côté de l’armée.

    Dans un texte sur cet épisode, j’apprends que Proust a fait un service militaire raccourci de un an, au lieu de trois. Pour cela, il fallait payer une certaine somme. Il a fait ce service à Orléans, où il y a une rue Sainte Euverte. D’où la marquise du même nom, tête de turque du baron de Charlus. Dans son régiment, il y avait un capitaine Walewski, petit-fils de Napoléon via Marie Walewska et le comte Armand Pierre de Cholet de noblesse ancienne. On retrouve cette distinction dans l’épisode de Doncières avec le capitaine de Borodino et Saint-Loup. Le narrateur nous montre comment la noblesse de vieille souche ne craint pas d’être familière avec les hommes de troupe avec une distance qui n’a pas besoin de se démontrer, alors que la noblesse d’empire se croit obligé de rappeler son autorité et son grade, ne dialogue avec les hommes que par actes de hiérarchie distinctement rappelée, faute d’une autorité immédiatement ressentie par le subordonné.

  • Nous voulons des coquelicots

    C’est le nom d’une pétition que je ne signerai pas. En voici le texte :

    « Les pesticides sont des poisons qui détruisent tout ce qui est vivant. Ils sont dans l’eau de pluie, dans la rosée du matin, dans le nectar des fleurs et l’estomac des abeilles, dans le cordon ombilical des nouveau-nés, dans le nid des oiseaux, dans le lait des mères, dans les pommes et les cerises. Les pesticides sont une tragédie pour la santé. Ils provoquent des cancers, des maladies de Parkinson, des troubles psychomoteurs chez les enfants, des infertilités, des malformations à la naissance. L’exposition aux pesticides est sous-estimée par un système devenu fou, qui a choisi la fuite en avant. Quand un pesticide est interdit, dix autres prennent sa place. Il y en a des milliers.

    Nous ne reconnaissons plus notre pays. La nature y est défigurée. Le tiers des oiseaux ont disparu en quinze ans; la moitié des papillons en vingt ans; les abeilles et les pollinisateurs meurent par milliards; les grenouilles et les sauterelles semblent comme évanouies ; les fleurs sauvages deviennent rares. Ce monde qui s’efface est le nôtre et chaque couleur qui succombe, chaque lumière qui s’éteint est une douleur définitive. Rendez-nous nos coquelicots ! Rendez-nous la beauté du monde !

    Non, nous ne voulons plus. À aucun prix. Nous exigeons protection.

    Nous exigeons de nos gouvernants l’interdiction de tous les pesticides de synthèse en France. Assez de discours, des actes. »

    Cet appel est accompagné d’un texte explicatif qui part de l’hypothèse que l’on interdirait tous les pesticides et qui cherchent à en analyser les conditions de succès ainsi que les conséquences. Il affirme l’échec de la politique des petits pas, des interdictions ciblées et des moratoires. Une des conséquences de cet échec est la baisse spectaculaire de la population d’oiseaux dans les campagnes, sans doute liée à la baisse du nombre des insectes. Cette baisse est avérée, incontestable ; il semblerait même qu’elle s’intensifie avec la fin des jachères imposées par la politique agricole commune. S’ensuivent une série de défis qu’une reconversion totale de l’agriculture vers le modèle bio devra relever. D’après l’auteur : « la colossale quantité d’énergie politique qu’il faudrait y déployer incite de fait à identifier au préalable les principaux freins à la transformation qu’il s’agit de faire sauter. Et sans grande surprise, ceux-ci ne sont pas tant techniques que socio-économiques. » Personnellement, je n’ai pas encore compris quelle est la gamme de solutions techniques qui remplaceraient l’agriculture productiviste et exportatrice d’aujourd’hui. L’auteur se concentre donc sur d’autres aspects de la question, aspects que je n’avais sans doute pas bien identifiés.

    On commence par le défi commercial puisque l’agriculture française exporte les trois quarts de sa production et importe une somme légèrement inférieure de produits agro-alimentaires. Comme on ne pourra pas imposer que nos importations ne contiennent aucun pesticide, il s’agira donc de réorienter l’agriculture française vers un modèle autarcique et autonome. On a du mal à mesurer les conséquences d’un tel retournement qui implique forcément de mettre en œuvre des barrières douanières et même l’interdiction de la majorité des produits agricoles encore aujourd’hui importés. De l’autre côté, nos relations avec les pays importateurs, principalement du Moyen Orient pour les céréales risquent d’être compliquées à gérer.

    Le défi suivant est un défi économique, car il s’agit que les agriculteurs puissent vivre correctement dans ce nouveau modèle, or « l’agriculture conventionnelle étant pensée pour produire pour le moins cher possible, une agriculture sans pesticides couterait sans doute plus cher à la production. » J’aime bien, si l’on peut dire, le « sans doute », car remplacer le désherbage chimique par, par quoi en fait, si ce n’est quelques techniques de binage, implique de faire appel à une main d’œuvre chère, même payée au SMIC, comme a l’air de le préconiser le document. En plus, les pesticides ne servent pas qu’au désherbage, mais aussi au traitement des maladies et à la lutte contre les insectes nuisibles. On supposera donc que ce ces nuisances disparaîtront d’elles-mêmes avec l’agriculture biologique ; ce qui n’est pas prouvé.

    Continuons avec le défi social, car il faut à la fois garantir un prix de vente suffisant pour les agriculteurs et un prix d’achat supportable par les consommateurs. Tout ça ne peut être réalisé que par le biais de subventions massives que l’auteur ne chiffre pas.

    D’un point de vue technique, la revue Sciences et Avenir rapporte que « de très nombreuses études ont exploré les différences de rendements entre agricultures bio et conventionnelle. Réunies dans des méta-analyses, ces travaux indiquent qu'en moyenne le bio est entre 8 et 25% moins productif. Avec de grandes variations entre plantes. Le riz, le soja, le maïs, le trèfle bio ont des rendements inférieurs de 6 à 11% mais les progrès dans les sélections de variétés laissent espérer une rapide égalité. En revanche, l'écart reste de 28% pour les fruits et de 27% pour le blé. Une autre étude globale estime même à 33% la différence de rendement pour le soja, le tournesol et le blé. Les auteurs préviennent que ces études dépendent fortement des conditions agro-écologiques dans lesquelles elles sont effectuées d'où des différences marquées. Mais un consensus émerge sur le fait que les variétés bio sont plus résistantes en condition de sécheresse ce qui devrait arriver plus fréquemment avec le changement climatique. » J’en étais resté à des différences de rendement beaucoup plus importantes. Il reste à mieux connaître l’ensemble des variables de l’équation technico-économique. On compte sur la science, sur la sélection pour rattraper une partie du retard de rendement. Quant à la question des engrais, on compte sur les légumineuses pour les apports en azote, mais je n’ai pas vu de solution convaincante pour le phosphore et le potassium.

    Le texte conclut enfin sur le défi politique. De ce point de vue, il affirme que la question est plus politique que technique. Pour lui « La compétition internationale n’est plus un moyen de stimulation du développement agricole. Elle est devenue au contraire un facteur d’immobilisme et le plus sérieux frein à une transition dont le besoin fait aujourd’hui consensus. » Il faudrait donc inventer un nouveau modèle commercial qui soit compatible avec l’ambition écologique. On voit qu’on est loin du compte.

    Décrit comme je viens de le rapporter, la marche semble tellement haute qu’elle est sans doute infranchissable. Dire que la politique des petits pas n’a rien amené est peut-être un peu rapide, et je ne vois pas qu’il puisse y en avoir une autre. Le tableau de la révolution que représenterait ce projet d’agriculture sans pesticide est tellement radical qu’il déboucherait inéluctablement vers des solutions autoritaires. À vrai dire, la situation n’est pas encore assez catastrophique pour que l’on en vienne à ces extrémités.

  • Proust et un sujet de dissertation

    « Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l'intervalle. »

    De certains bons écrivains, on est reconnaissant, parfois envieux, qu’ils sachent exprimer clairement ce que l’on pense ou ressent confusément. Pour d’autres c’est la beauté de la phrase ou du vers qui suscite notre admiration. Pour d’autres encore, c’est la manière dont ils mènent leur intrigue, le mouvement du roman qui soutient l’intérêt et l’avidité du lecteur à tourner les pages pour avoir le « fin mot » de l’histoire.

    Avec Proust, rien de tout ça. Il n’exprime pas clairement ce que l’on ressent confusément. D’une part, il n’est pas toujours clair, d’autre part ce ne sont pas des pensées ou des sensations que l’on aurait eues et qu’il dévoilerait pour nous. Nous n’avons jamais ressenti cela, ne l’avons jamais pensé. Là où ne nous voyons sur un tableau qu’un paysage, plus ou moins bien peint, plus ou moins évocateur, sans plus, il distingue les motifs, l’intention du peintre, ses trucs, ses astuces, le jeu des couleurs et des formes que nous ne voyons tout simplement pas. De même pour un morceau de musique, on se contente « d’aimer bien », de trouver ça joli. Lui développe une myriade de sensations, et d’idées. Je ne sais plus quel surréaliste parlait de Lautréamont (ce doit être André Breton) comme de « l'expression d'une révélation totale, qui semble excéder les possibilités humaines”. On pourrait dire la même chose de Proust, sa richesse de vocabulaire, sa profusion de mots répond à la surabondance de détails qui ne sont vus et retranscrits que par lui, invisibles au troupeau qui en aperçoit quelques lueurs par intermittences à l’aide de cette lanterne magique, qu’est pour nous, parfois, Proust.

  • Comment saboter sa position mondaine

    Il faut faire comme le narrateur, être sincère et avouer qu’on a été déçu par un spectacle que tout le monde trouve formidable, ou le contraire, d’aimer ce qui est considéré mauvais. L’important est d’abonder dans le sens du vent, et ne surtout pas chercher à être original, ou alors juste une petite pointe qui rajoute une nuance à l’opinion convenue tout en ne s’y opposant pas.

    « M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n'avais pas su extraire du jeu de la Berma, il allait me la découvrir ; en répondant à sa question, j'allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait ; et il justifierait ainsi ce désir que j'avais eu de voir l'actrice. Je n'avais qu'un moment, il fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points essentiels. Mais quels étaient-ils ? Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée, je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de le provoquer et lui faire déclarer ce que la Berma avait d'admirable, je lui avouai que j'avais été déçu. »

    C’est plus tard au cours du repas qu’il se fit cette remarque : « Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n'était pas en politique une marque d'infériorité mais de supériorité. »

    Plus tard, dans la soirée, alors que Norpois était parti, son père lui montre un article de journal fort élogieux sur la prestation de la Berma, si bien que de la déception initiale, le souvenir déçu de la Berma s’effaça pour se transmuer en un moment d’admiration sans restriction : Dès que mon esprit eut conçu cette idée nouvelle de « la plus pure et haute manifestation d'art », celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que j'avais éprouvé au théâtre, lui ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma quelque chose de si exaltant que je m'écriai : « Quelle grande artiste ! »

    Et de conclure : « qu'on pense encore aux touristes qu'exalte la beauté d'ensemble d'un voyage dont jour par jour ils n'ont éprouvé que de l'ennui, et qu'on dise, si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n'ait été d'abord en véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait. »

    D’où l’on peut conclure que notre goût est plus formé par la réputation faite par d’autres ayant autorité sur le sujet que par notre jugement propre. Et c’est ainsi que l’on se force à lire Proust dont on n’aurait jamais ouvert un livre si le jugement commun ne nous l’avait pas présenté comme un auteur qu’il faut avoir lu et apprécié. Je suis un bon exemple de ce cas, tout en n’ayant absolument aucune visée mondaine dans ma lecture de Proust dont je ne parle à personne. Il ne me viendrait pas à l’idée d’en parler dans un dîner.